Open Data : l’ouverture des données au public, danger ou opportunité ?

Introduction

« Ouvrir les données publiques, de façon libre et réutilisable pour plus de transparence, d’efficacité et d’innovation – c’est ça, l’Open Data. »1. Telle est la définition donnée par le site suisse OpenData.ch. L’idée est de permettre à tout le monde (chercheurs, entreprises, journalistes, etc.) d’y avoir accès pour divers usages.

Bien que le concept soit aussi vieux que la science elle-même (accorder du crédit d’expérience(s) à ses meneurs en échange d’un libre accès à leurs résultats), la première évocation du terme Open Data date de 1995, lorsqu’une agence scientifique américaine promeut dans un rapport l’ouverture des données géophysiques et environnementales. Selon eux, comme l’environnement « transcende les frontières », les données le concernant le devraient également si l’on veut en tirer tout leur potentiel. Cette idée séduisante d’informations directement ouvertes à tous intéressera de nombreux gouvernements, comme ceux des Etats-Unis, de l’Irlande, de la France et enfin, de la Suisse.2

En Suisse, l’Open Data a fait l’objet de plusieurs votations et a été mis en place par diverses infrastructures. À Genève, par exemple, les TPG, les SITG ou encore MétéoSuisse sont parmi les premiers à mettre en place une forme d’Open Data3. Opendata.ch est justement une association qui vise à aider et soutenir les mouvements qui prônent l’Open Data en Suisse.

Cependant, en ce qui concerne les données biomédicales, l’Open Data reste controversé. En effet, on peut observer une inquiétude générale : on pense qu’il est difficile de garantir la sécurité des personnes en mettant à disposition du plus grand nombre toutes les données concernant leur santé4. Cet Open Data du domaine biomédical sera le seul aspect de l’ouverture des données qui sera traité dans ce texte.

On peut le mettre en relation avec d’autres phénomènes de société. Depuis les années 90, un mouvement nommé Open Access, destiné à mettre en ligne de manière publique et gratuite des articles scientifiques, a émergé. Ayşim Yılmaz, responsable du dossier open resaerch data du Fonds national pour la recherche scientifique (FNS, organisation suisse) et de la division biologie/médecine de cette même organisation, pense que le partage public des données s’inscrit dans la même dynamique au sein d’un processus global d’ouverture de la science :

« [Les journaux scientifiques] font non seulement payer leur abonnement mais en plus facturent aux chercheurs le fait de publier leurs recherches dans leurs pages, et ce parfois à̀ des tarifs exorbitants. Cette situation insatisfaisante a débouché dès les années 2000 sur la création des premiers journaux Open Access dont le contenu est totalement libre d’accès à tout un chacun tout en gardant une excellente qualité́ de contenu. La mise à̀ disposition publique des données scientifiques se situe exactement dans le même sillon qui mène vers une science plus ouverte. »5 (Ayşim Yılmaz)

Bien entendu, il ne s’agit pas que des données du domaine de la santé, mais celles-ci sont concernées comme toutes celles utilisées dans le cadre la rédaction des articles scientifiques.

Un argument pour l’Open Data : faciliter la recherche scientifique

Parallèlement, Ayşim Yılmaz estime que le fait que les données soient disponibles (au moins à tous les chercheurs) améliorerait la recherche scientifique : «Plusieurs études ont révèlé récemment qu’un certain nombre d’expériences publiées dans les revues scientifiques, spécialement dans des disciplines comme la biologie et la médecine, sont impossibles à̀ répliquer, les données sur lesquelles elles sont basées étant, au mieux, inaccessibles, au pire, incorrectes (à la suite d’erreurs ou de fraudes dans certains cas). Cela signifie que la publication ne garantit plus l’une des conditions fondamentales de la démarche scientifique, à savoir la reproductibilité́ des résultats. (…) Le FNS est convaincu que le partage des données de recherche apporte une contribution essentielle à la recherche scientifique en termes d’impact, de transparence et de reproductibilité́. »5 (Ayşim Yılmaz)

Le FNS a d’ores et déjà appliqué son point de vue : les chercheurs qui souhaitent obtenir un financement de la part de cette organisation doivent rendre publiques les données qu’ils utilisent dans leurs publications.5 Il y a toutefois une certaine flexibilité dans l’organisation : « le FNS est conscient que toutes les données ne peuvent pas être publiées. (…) Si le chercheur ne peut pas partager les données à cause des clauses juridiques, éthiques, de confidentialité́ ou concernant les droits d’auteur, il est nécessaire qu’il l’explique dans le DMP. Si les arguments sont plausibles, il n’y a aucune raison que nous ne les acceptions pas. » (Ayşim Yılmaz)5

Le marché des données : l’Open Data dans l’économie

Avant de parler de l’aspect économique de l’Open Data, il faut comprendre la valeur des données, que certains, comme par exemple le professeur Christian Lovis (des HUG), vont jusqu’à nommer le nouveau pétrole.6

Le chiffre d’affaires généré par les vendeurs de service Big Data est en pleine expansion, il est de 57 milliards de dollars en 2017 et prévu à 210 milliards de dollars pour 20207. La collecte de données est donc un enjeu majeur pour ces entreprises. La Privacy Right Clearinghouse (abrégé PRC) en Californie, une société à but non-lucratif qui a notamment pour but d’informer les consommateurs de l’impact des nouvelles technologies sur leur vies privées et de défendre leurs droits, atteste de l’existence de 270 data brokers dans le monde en 20158.  Aujourd’hui, il en existe plus de 4’0009. Un data broker est une entreprise dont la principale activité est la revente de données. PRC nous apprend également que, par exemple, « pour avoir une liste d’individus ayant une maladie spécifique, il faut débourser environ 0,30 dollar par personne »8.

Il s’agit à présent de comprendre ce que l’ouverture des données brutes change à cela, en quoi ceci est profitable pour les entreprises et quel est le risque pour la population à qui ces données appartiennent.

D’une part, comme l’expriment Pauline Glikman et Nicolas Glady, qui sont respectivement étudiante et professeur à l’Essec, l’école supérieure des sciences économiques et commerciales, l’Open Data provoquerait une chute de la valeur des données parce que celles-ci deviendraient accessibles à tous. D’autre part, l’accessibilité des données améliorerait grandement la capacité des entreprises à les exploiter.10

« …les données publiées peuvent servir à bâtir des services attractifs payants, disponibles par exemple via des apps mobiles …Les entreprises ne peuvent bâtir leur business exclusivement sur des données disponibles à tout le monde, à moins de miser sur les seuls revenus publicitaires. De plus, s’il y a valeur ajoutée, celle-ci vient du service développé (analyse, combinaison, visualisation) et non pas des données brutes »11

Rodolphe Koller, rédacteur en chef d’ICTjournal

Une législation plutôt lacunaire

Le monde politique suisse, quant à lui, ne s’est que très peu penché sur la question de l’ouverture des données concernant la santé12. Le parti socialiste, bien que très enthousiaste par rapport à l’Open Data dans sa globalité, émet certains doutes vis-à-vis de l’ouverture des données relatives à la santé12. Pour permettre d’aborder certaines de ces failles potentielles, le Groupe socialiste a proposé cinq interventions dans un communiqué de presse le 13 juin 2017. Elles sont tenues par les membres du PS Bea Heim, Edith Graf-Litscher, Yvonne Feri et Barbara Gysi. Elles concernent principalement des mesures préventives, la mise en place de procédures et d’un cadre légal précis ainsi que des garanties quant à l’utilité et à l’amélioration des soins apportés par une mesure telle que l’Open Data dans le domaine de la santé et de la génétique12.

Maintenant, pour la suite, voici la définition du concept de biobanque selon le CHUV :

“Une biobanque de recherche est une infrastructure qui collecte, héberge et met à disposition des échantillons biologiques (tissu, sang ou autres liquides) associés à des données personnelles liées à la santé, au bénéfice de la recherche”.  Ces données peuvent être d’ordre “phénotypiques” ou “génétiques”.13

Un article du site du Fond national suisse (FNS) révèle, concernant les biobanques, des précautions que la conseillère nationale vaudoise Rebecca Ruiz souhaiterait mettre en avant. « Le dernier jour de la session parlementaire de printemps 2017, Rebecca Ruiz dépose une motion : celle-ci demande la création d’une loi sur les biobanques. La conseillère nationale vaudoise fait valoir que ces collections de données et d’échantillons biologiques humains « gagnent rapidement en importance », mais que « le droit applicable présente des lacunes ». » (snf.ch, 26.04.2019)14

Franziska Sprecher, professeur en droit à l’université de Berne, présente un avis similaire à celui de Rebecca Ruiz concernant les législations suisses en matière de données concernant la santé : « Il n’est pas possible que des domaines aussi importants que la recherche biomédicale et le traitement des données et d’échantillons reposent sur une base juridique lacunaire » (snf.ch, 26.04.2019)14.

Dans ce labyrinthe de règles et de lois qui semblent très incomplètes si l’on se fie aux avis de nos précédents acteurs, il semble néanmoins subsister des bases éthiques auxquelles les chercheurs ne peuvent se soustraire. Vincent Mooser, directeur des biobanques des centres hospitaliers universitaires vaudois, rappelle que « le consentement général n’est pas un chèque en blanc. « Pour chaque projet, les chercheurs doivent obtenir l’accord d’une commission d’éthique » » (snf.ch, 26.04.2019)14

Les problèmes que peuvent engendrer un tel manque de législation

Comme vu précédemment, certains partis comme le PS émettent des doutes concernant la gestion des données médicales. Certains membres des Verts ont également des doutes, nous avons eu la chance d’interviewer l’un d’eux : Christophe Ebener, professeur de biologie et d’informatique au Collège Voltaire et membre du parti des Verts. Son avis nous intéresse car il est un acteur politique qui possède des connaissances en biologie et en informatique. Il n’a pas pu nous donner de plus amples informations sur les positions de son parti mais nous avons obtenu son avis.

Fondamentalement, il ne voit pas d’inconvénient à ce qu’on utilise des données biomédicales, tel que l’ADN par exemple. Cependant, s’il y a le moindre doute concernant la sécurité ou le caractère anonyme de l’information fourni, il refuse catégoriquement ce projet d’Open Data. « Mais maintenant le gros doute qui subsiste je trouve, c’est de savoir si oui ou non, on arrive à identifier les gens et puis leur associer leur séquence » (Christophe Ebener). « Où sont stockées les infos, ça faut déjà le dire, comment ils séparent les donateurs des séquences … » (Christophe Ebener) sont des questions importantes à soulever selon lui.

Hanspeter Thür, préposé fédéral à la protection des données et à la transparence, fait part de certains de ses doutes au journal Le Temps15. Même s’il « plaide pour une stratégie nationale en matière de libre accès des données publiques des administrations »15, il émet des doutes par rapport à l’application de l’Open Data dans la législation actuelle et invite la population à prendre conscience des risques que cela implique. En effet, dans l’état des choses, il n’est pas possible de garantir l’anonymat des individus. Il pointe que si l’on couple l’Open Data et le Big Data (traitement d’un nombre très important de données), cet anonymat est encore plus fragilisé et que rien dans la loi ne peut contrôler l’usage de ces données.15

La question de l’anonymisation

Il apparaît donc que l’anonymat se situe au cœur de la problématique de l’Open Data biomédical, car la capacité à le conserver avec certitude est mise en cause par certains. Qu’en disent différents acteurs scientifiques ? Mais tout d’abord, que signifie “anonymiser les données” ?

SwissEthics donne une définition d’une donnée anonymisée :

 “Les données et échantillons peuvent être codés ou anonymisés. Le codage signifie que chaque information permettant de vous identifier, soit le nom, l’adresse, la date de naissance, le numéro d’assuré ou le numéro de patient est remplacée par un « code » (p. ex. un numéro). Les personnes ne connaissant pas le code sont dans l’impossibilité de vous identifier. La liste d’attribution des codes (la clef) permettant de faire le lien entre le numéro de code et vous-même est conservée dans des conditions de sécurité strictes au sein d’une unité indépendante de la recherche. Anonymisé signifie que la liste d’attribution (la clef) est détruite. Votre identification est ainsi pratiquement impossible.”16

Le FNS, sans totalement nier les risques, pense que les cas où l’anonymat ne pourrait être conservé seraient limités : « On peut imaginer une étude sur des maladies très rares qui, en raison du trop petit nombre de patients impliqués, ne parvient pas à̀ les rendre suffisamment anonymes pour empêcher toute identification. » (Ayşim Yılmaz)1

Le point de vue du FNS est mis en cause par plusieurs acteurs. Tout d’abord, si SwissEthics pense que l’anonymat est préservé pour l’instant, cette organisation pointe des risques futurs :

“Nous attirons cependant votre attention sur le fait que dans le futur, lorsque de grandes quantités de données issues de différentes sources seront exploitées (« Big Data »), il sera potentiellement possible de relier ces informations à une personne donnée.”16

Christophe Ebener, quant à lui, émet des doutes sur la fiabilité du stockage des données : « […] Vous faites confiance vous à ses bases de données ? L’enjeu il est là. […] Là où je suis absolument méfiant c’est que ces données soient publiques. » (Christophe Ebener). Il estime donc que des données publiques sont potentiellement, dans tous les cas, un danger pour l’anonymat.

Parallèlement, Christian Lovis, professeur au Département de radiologie et informatique (aux HUG), ne croit pas qu’il soit possible d’anonymiser totalement des données médicales et parle plutôt d’une « dé-identification », s’opposant donc au FNS : « Il faut distinguer l’anonymat de la « dé-identification. Anonymiser, c’est comme flouter la photographie d’un visage pour le rendre méconnaissable. Dé-identifier, c’est se borner à̀ enlever le nom de la personne représentée. Dans le cas d’un dossier médical, on a beau « flouter » tout ce que l ’on veut, si l’on désire conserver les informations nécessaires à la recherche scientifique – ce qui est tout de même le but –, il restera toujours assez de paramètres pour retrouver le patient. En d’autres termes, il est possible de dé-identifier les données médicales individuelles, mais pas de les anonymiser. » (Christian Lovis)6

Pour illustrer les capacités des données médicales à être uniques à une personne donnée, le journal de l’unige « Campus » (n°132) cite comme exemple une étude américaine (dans le Journal of the American Medical Informatics Association) de 2013, qui a dit pouvoir identifier un patient sur 100’000 juste avec 4 mesures du taux de cholestérol sanguin.1 Évidemment, cela n’est pas suffisant pour identifier quelqu’un, mais peut tout de même avoir le rôle d’« empreinte digitale »5. Cette étude, si elle ne donne pas un moyen de désanonymiser les données, a tout de même le mérite de pointer les risques souvent sous-estimés que peuvent engendrer des données en apparence banales.

Les données génétiques sont évidemment à part, étant donné que l’ADN est propre à chaque individu. Des chercheurs, entre autres un groupe de l’université de Pennsylvanie17, semblent commencer à trouver la voie pour faire un portrait-robot à partir de certains gènes18. Si maintenant cette technique ne permet bien sûr pas d’identifier un individu avec certitude, on peut penser qu’elle a une importante marge de progression (bien que les facteurs épigénétiques et environnementaux soient également importants dans l’apparence des personnes19). En rendant les données génomiques publiques, on pourrait donc être confronté au risque de retrouver à qui appartient quel génome de cette manière.

La population semble également sensible aux dangers possibles des données génétiques ouvertes. L’enquête Sophia de 2017 révèle une très grande méfiance quant aux risques de dérives possibles vis-à-vis de l’accès à des données génétiques. Plusieurs risques de dérives étaient proposés et chacun d’eux a été considéré comme important par au moins 70% des leaders d’opinion (personnes considérées comme importantes à cause de leurs idées sur la Suisse et de leur faculté à les diffuser grâce à la place qu’ils occupent dans la société)10 et par au moins 60% de la population10. L’utilisation de ces données par les assurances à des fins financières et le risque d’eugénisme chez les fœtus atteints de maladies ou de malformations sont donc considérés comme importants par la majorité des leaders d’opinions et de la population10. On remarque également une plus grande méfiance de la part des leaders10.

Enfin, si on connaît l’emploi du temps d’un individu, il est aussi possible de savoir pour certaines organisations qu’il a participé à une étude et quelles sont donc les données qu’il a fournies, selon « Campus » (n°132) : « Une compagnie d’assurances, qui connait les dates des examens médicaux des affiliés, ou tout autre détail exploitable, peut ainsi facilement retrouver dans ses bases de données les individus qui ont été́ enrôlés dans telle ou telle étude. »5 Il n’y aurait donc même plus la nécessité d’utiliser les données fournies pour retrouver une personne. Dans ce cas de figure, n’importe quelle donnée serait à risque.

Risques pour la vie privée et discriminations possibles

En avril 2017, en Suisse, la loi fédérale sur le dossier électronique du patient est entrée en vigueur. Selon celle-ci, la Confédération a jusqu’à 2020 pour permettre la numérisation du dossier médical des patients (ce qui est un choix du patient, la loi impose simplement aux hôpitaux d’en donner la possibilité)20. Liliane Held-Khawam, bloggeuse et économiste suisse, s’oppose farouchement à cette pratique dans le cas où une entreprise serait en possession de ces données21, comme dans le cas, par exemple, de MonDossierMédical.ch (portail suisse du projet européen MyHealthMyData).

Le 18 février 2019, le journal 20 Minutes publie un article sur une réunion non-officielle ayant eu lieu le 25 octobre 2018, à Berne, entre deux anciens conseillers fédéraux (Doris Leuthard et Johann Schneider-Ammann), le chancelier de la Confédération (Walter Thurnherr), les présidents des hautes écoles suisses et des acteurs commerciaux comme des hauts représentants de Roche, Givaudan, CFF, Swisscom, UBS, Google, etc. au sujet de la numérisation des dossiers médicaux des suisses. Ces entreprises font pression sur le gouvernement pour leur donner accès aux dossiers médicaux numérisés des citoyens suisses22. Liliane Held-Khawam met ceci en parallèle avec le fait que les assurances ainsi que MyHealthMyData utilisent nos réseaux sociaux (en particulier Facebook) pour collecter des données sur notre santé. Un autre argument vient donc s’imposer : peu importe la législation, ces entreprises sont prêtes à tout pour récolter, à leurs fins, nos données médicales. Il n’y a donc pas de raison de croire qu’il n’en serait pas de même si ces données étaient ouvertes.

Même si Liliane Held-Khawam admet tout de même le potentiel de la numérisation des données médicales au niveau de l’amélioration de nos services de santé, elle met ses lecteurs en garde vis-à-vis de la gestion de ces données par des entreprises, des moyens que celles-ci mettent en œuvre actuellement afin d’obtenir leurs données, et de l’impact que cela aurait sur leur vie privée, notamment sur le fonctionnement équitable de l’assurance maladie21.

L’économiste n’est pas la première en Suisse à s’exprimer là-dessus. En octobre 2017, dans une interview publiée par le journal Le Temps, Sébastien Fanti, préposé valaisan à la protection des données, donne son opinion par rapport à la récolte des données relatives à la santé faite par des compagnies d’assurance au travers d’applications sportives fournies avec une assurance complémentaire23.

Il craint qu’en laissant les assurances collecter ainsi des données, on finisse par se retrouver dans une situation ou les assurances discrimineraient les assurés en fonction des risques qu’ils représentent23. Il met en évidence l’absence de régulation vis-à-vis de la collecte massive de données auprès de la population et les fait que les assurés participent sans s’en rendre compte à de potentiels abus grâce aux données qu’ils livrent sans en avoir pleinement conscience23.

Le professeur Christophe Ebener fait mention de ce genre de dérives : “Mais le jour où ton nom est associé à une séquence, ça devient la catastrophe, presque bienvenue à Gattaca” (Christophe Ebener). Bienvenue à Gattaca est un film de science-fiction qui montre les dérives qui pourraient avoir lieu dans une société eugéniste.24 La comparaison sous-entendue par l’enseignant est la suivante : dans ce film, un diagnostic est fait quasiment instantanément à chaque naissance avec une précision telle que, par exemple, le corps médical peut connaître l’âge précis de décès de l’un des personnages principaux quelques secondes seulement après sa naissance. Ebener exagère volontairement mais souligne les risques auxquels il pense que notre société pourrait être confrontée en cas d’ouverture des données biomédicales sans aucun contrôle.

Malgré cette éventualité, l’Open Data a ses défenseurs. Dans une interview faite par le journal Le Temps publiée le 12 septembre 2013, Rufus Pollock, économiste britannique et fondateur du mouvement Open Knowledge Foundation, affirme vouloir faire de Genève « Le Carrefour de l’Open Data ».

« La présence des organisations internationales fait de Genève un lieu clé dans le domaine de l’Open Data. La Suisse est aussi un pays à la pointe de l’innovation. C’est le terreau idéal pour favoriser l’ouverture des données au sein du gouvernement, des entreprises et des ONG. »25

Lorsqu’il est interrogé sur les risques de l’Open Data, sa réponse est la suivante :

« C’est une préoccupation commune que nous avons. Malgré tout, il est contre-productif de donner trop d’importance aux risques potentiels. Cela ne doit pas être un frein au développement du mouvement Open Data. Bien sûr que les erreurs existent. »25

Il faudrait alors selon lui se focaliser sur la mise en place de l’Open Data en Suisse, pays qui aurait un potentiel non négligeable en raison de son environnement (notamment la présence de l’ONU et des ONG), sans trop se préoccuper des risques d’une utilisation discutable de ces données libres.

Christian Lovis : risques et alternatives

Comme nous l’avons vu précédemment, Christian Lovis (professeur aux HUG), ne croit pas qu’il soit réellement possible d’anonymiser entièrement les données. Il pointe les menaces que pourraient faire peser un Open Data biomédical :

« Il ne faut pas être naïf (…) Je ne remets pas en cause les bénéfices potentiels de l’ouverture des données pour la société. Au contraire, je trouve cela très bien. Mais il faut être conscient que le monde n’est pas peuplé que de scientifiques bienveillants désireux d’utiliser les travaux d’autres scientifiques afin d’accroitre les connaissances de l’humanité. Il y a quantité d’autres acteurs dans ce jeu, certains très puissants, et les règles dominantes qui gèrent l’utilisation des données ne sont pas celles de la recherche scientifique, désintéressées et respectueuses de la vie privée. »6

Lovis pense donc que certains acteurs pourraient avoir intérêt à utiliser les données personnelles de certains à but malhonnête, et que ceci serait presque irrémédiable en cas d’un Open Data total, où les identités des patients pourraient être retrouvées sans problème selon lui6.

Christian Lovis ne veut toutefois pas se priver des atouts des données des patients. Pour conserver les avantages au niveau de la recherche scientifique tout en protégeant la vie privée, Christian Lovis propose de « développer des approches que l’on appelle Privacy by Design, ou confidentialité́ dès la conception. »6 (Christian Lovis) Ces approches consistent à intégrer les risques de violation de la vie privée dès la conception d’une technologie26. Elles sont également défendues par le Swiss Personalized Health Network (SPHN), un organisme sous le contrôle du FNS et de l’Association suisse des sciences médicales, qui encourage la personnalisation de la santé en Suisse.

Campus (n°132) résume l’ambition de Lovis et du SPHN : “L’idée est de mettre sur pied une infrastructure décentralisée et protégée permettant l’utilisation des quantités énormes de données de santé pour la recherche et l’innovation.”6

Pour assurer des données efficacement sécurisées, Lovis propose d’utiliser des blockchains ou des hashgraph (le second étant la version perfectionnée du premier), outils informatiques qui, selon Campus (n°132), sont totalement décentralisés (ce qui fait que les données ne sont contrôlées par personne) et permettent de réaliser des transferts de données sans aucun risque. Cela permet également de partager les données à un nombre restreint de personnes (celles qui en feraient bon usage) en évitant une utilisation malveillante.6

Dans ces conditions, on ne pourrait plus parler d’Open Data, puisque les données ne seraient plus ouvertes, mais seulement “partageables” (Lovis), ce qui constitue un entre-deux.

Conclusion

L’Open Data concernant les données biomédicales est un sujet sensible sur lequel il faudrait manquer d’informations pour avoir un avis manichéen. Beaucoup ont conscience du danger que cela pourrait engendrer vis-à-vis de la vie privée et c’est une bonne chose. La plupart des acteurs majeurs que l’on a pu étudier ont des avis mitigés et c’est assez attendu, il y a trop d’enjeux différents pour pouvoir donner un “oui” ou un “non” à 100%.

D’un côté, on peut imaginer qu’un cancer, s’il est détecté à l’avance par le corps médical grâce à un accès à la séquence ADN d’une personne génétiquement à risque, peut être dépisté tôt ou même anticipé. La même personne pourrait au contraire se retrouver défavorisée par ses assurances si ces dernières ont aussi accès à cette information.

L’Open Data est une suite de nuances de gris, et pas une solution idéale ou apocalyptique.

Bibliographie

1.           Antoine Logean, « Le Conseil National accepte avec une large majorité le plan directeur concernant le libre accès aux données publiques. », https://fr.opendata.ch/2013/09/12/postulat_riklin/, Consulté le 24.05.19

2.           Simon Chignard, « Une brève histoire de l’Open Data – Paris Innovation Review. », http://parisinnovationreview.com/article/une-breve-histoire-de-lopen-data, Consulté le 07.05.2019

3.           Patrick Genoud, « On a causé d’Open Data… », file:///C:/Users/boud_/Zotero/storage/IU2H7ENN/www.ot-lab.ch.html, Consulté le 24.05.19

4.           Gregory Pouy, « Les enjeux de l’open data en marketing : définition et case studies. » https://www.linkedin.com/pulse/les-enjeux-de-lopen-data-en-marketing-d%C3%A9finition-et-case-gregory-pouy, Consulté le 07.0519

5.           Monnet et al. , « Les données scientifiques à l’heure de la transparence », https://www.unige.ch/campus/files/7915/2058/9105/Campus132_WEB.pdf, Consulté le 20.05.19

6.           Christian Lovis, « Des données partageables plutôt qu’ouvertes », https://www.unige.ch/campus/files/4315/2058/9109/dossier_3-132.pdf, consulté le 24.05.19

7.           Comarketing-news.fr, « Le Big Data en 10 chiffres-clés.« , https://comarketing-news.fr/le-big-data-en-10-chiffres-cles, Consulté le 07.05.19

8.           La Rédaction de silicon.fr, « Que valent vraiment vos données personnelles ? », https://www.silicon.fr/que-valent-vraiment-donnees-personnelles-127361.html?description=Les%20Big%20Data%20sont%20dor%C3%A9navant%20au%20c%C5%93ur%20de%20notre%20%C3%A9conomie.%20S%E2%80%99il%20ne%20fait%20plus%20aucun%20doute%20que%20les%20donn%C3%A9es%20ont%20de%20la%20valeur%20pour%20les%20entreprises,%20la%20mani%C3%A8re%20de%20quantifier%20cette%20valeur%20n%E2%80%99est%20pas%20encore%20tr%C3%A8s%20claire.%20Pauline%20Glikman%20et%20Nicolas%20Glady,%20respectivement%20%C3%A9tudiante%20et%20professeur%20%C3%A0%20l%E2%80%99Essec,%20tentent%20de%20d%C3%A9gager%20des%20pistes%20d%E2%80%99analyse., Consulté le 01.05.19

9.           WebFX blog, « What Are Data Brokers – And What Is Your Data Worth ? », https://www.webfx.com/blog/general/what-are-data-brokers-and-what-is-your-data-worth-infographic/, Consulté le 01.05.19

10.         Étude Spohia de l’institut de recherche économique et sociale (Lausanne et Berne), https://www.mistrend.ch/articles/SOPHIA%202017_LaSante.pdf, Consulté le 26.05.19

11.         Rodolphe Koller, « Open government data : Qui veut les données des administrations publiques ? », https://www.ictjournal.ch/news/2014-01-31/open-government-data-qui-veut-les-donnees-des-administrations-publiques, Consulté le 08.05.19

12.         Parti socialiste (communiqué de presse), « Chances et risques de la numérisation dans le domaine de la santé.« , https://www.sp-ps.ch/fr/publications/communiques-de-presse/chances-et-risques-de-la-numerisation-dans-le-domaine-de-la-sante, Consulté le 01.05.19

13.         CHUV, « Biobanques et registres », https://www.chuv.ch/fr/consentement-general/cg-home/comprendre/biobanques-et-registres/, Consulté le 24.05.19

14.         Fond national suisse, « Biobanques: des données à partager et à protéger – SNF », http://www.snf.ch/fr/pointrecherche/newsroom/Pages/news-170628-horizons-biobanques-des-donnees-a-partager-et-a-proteger.aspx., consulté le 01.05.19

15.         Auteur inconnu pour Le Temps, « On ne mesure pas l’impact du Big Data sur la sphère privée », https://www.letemps.ch/suisse/on-ne-mesure-limpact-big-data-sphere-privee, Consulté le 26.05.19

16.         SwissEthics, « Modèle de consentement général » https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:xlFrk9GqPagJ:https://swissethics.ch/doc/swissethics/general_consent/template_gk_samw_f.docx+&cd=1&hl=fr&ct=clnk&gl=ch, Consulté le 02.05.19

17.         Claes et al., « Modeling 3D Facial Shape from DNA » https://journals.plos.org/plosgenetics/article?id=10.1371/journal.pgen.1004224, Consulté le 08.05.19

18.         Chloé Durand-Parenti pour Le Point, « Demain, un portrait-robot 3D à partir du seul ADN ? », https://www.lepoint.fr/science/demain-un-portrait-robot-3d-a-partir-du-seul-adn-28-03-2014-1806494_25.php, Consulté le 02.05.19

19.         Jean-Lou Chaput pour Futura, « Une puce à ADN pourra-t-elle un jour établir un portrait-robot ? », https://www.futura-sciences.com/sante/actualites/medecine-puce-adn-pourra-t-elle-jour-etablir-portrait-robot-43997/, Consulté le 02.05.19

20.         Confédération suisse, « Explications plan d’introduction du dossier électronique du patient », https://www.e-health-suisse.ch/fileadmin/user_upload/Dokumente/2018/F/180531_Erlaeuterungen_Einfuehrungsplan_f_def.pdf, Consulté le 26.05.19

21.         Liliane Held-Khawam, « Suisse : ces lobbies économiques qui réclament le « libre-commerce » des données médicales », https://lilianeheldkhawam.com/2019/02/26/suisse-ces-lobbies-economiques-qui-reclament-le-libre-commerce-des-donnees-medicales/, Consulté le 26.05.19

22.         Auteur inconnu pour 20 Minutes, « Nos données médicales suscitent les convoitises », https://www.20min.ch/ro/news/suisse/story/24588271, Consulté le 01.05.19

23.         Michelle Guillaume pour Le Temps, « M. Sébastien Fanti : «Les applications sportives sont un marché de dupes». », https://www.letemps.ch/suisse/sebastien-fanti-applications-sportives-un-marche-dupes, Consulté le 26.05.19

24.         Auteur inconnu pour La-Philosophie.com, « Bienvenue à Gattaca (Analyse) », https://la-philosophie.com/bienvenue-a-gattaca-analyse, Consulté le 26.06.19

25.         Mehdi Atmani, « Ouvrir l’information favorise la participation démocratique », https://www.letemps.ch/suisse/ouvrir-linformation-favorise-participation-democratique, Consulté le 26.05.19

26.         Auteur inconnu pour ico.org.uk, « Data protection by design and default », https://ico.org.uk/for-organisations/guide-to-data-protection/guide-to-the-general-data-protection-regulation-gdpr/accountability-and-governance/data-protection-by-design-and-default/, Consulté le 24.05.19

8 réflexions sur « Open Data : l’ouverture des données au public, danger ou opportunité ? »

  1. Votre sujet de controverse est vraiment très intéressant!
    Je trouve que votre texte est très bien construit, j’adore l’idée de naviguer autour des différents types d’Open data (scientifique, général ou médical). Le fait de soulever des exemples suisses qui nous concerne directement est remarquable ainsi que de coupler l’avis de la population, des experts, mais aussi de la loi, votre travail en ressort donc vivant :)!
    Le seul bémol que j’oserai vous mettre serait peut être d’étendre votre réflexion sur les open data de type général (par exemple le site de l’état de Genève mentionné ci-dessus)

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    1. Salut Sibylle,

      Merci de ton commentaire et de tes remarques positives. Concernant ton bémol, puisque Mr Strasser nous a également conseillé de retirer les éléments en peu « HS », tout ce qui s’éloignera des données biomédicales sera supprimé dans la version définitive. 😉

      Matia Haïm Muller

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  2. Très bon sujet ! J’ai apprécié votre exemple sur l’open data concernant les données biomédicales suisses et je trouve que vous avez pertinemment mis en avant les avantages d’une telle avancée numérique ainsi que ses dangers.

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  3. Cette controverse est très actuelle, et nous concerne potentiellement tous, ce qui en fait un sujet intéressant!

    J’aurais une petite question à vous poser. Dans vos recherches, avez vous trouvé des acteurs qui non seulement donnent leur avis (pour/contre), mais qui proposent aussi une solution (sur comment protéger nos données dans le cas où elles deviennent publiques, mis à part l’anonymat qui reste controversé) ?

    Egalement, je ne comprends pas très bien quel genre d’exploitation des données peuvent en tirer les entreprises, mis à part la revente…

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    1. D’abord merci pour ton commentaire!
      Pour protéger la vie privé, le seul moyen évoquer serait d’améliorer la sécurité en informatique pour protéger ces données d’éventuelles hackers.
      Le professeur que nous avons interviewé a également proposé que les prélèvements pour les études soient anonymes, mais ça ne règle pas le problème des données déjà existante et qui ne sont pas forcément anonymisés.
      Bref, à part des solutions très vagues et difficiles à mettre en place, il est difficile de trouver des solutions.
      Quant aux entreprise, il y a certe la revente, mais aussi l’utilisation directe de ces données. Si on peut trouver « facilement » que vous avez 30% de chances en plus d’avoir le cancer dans les prochaines années que votre voisin à cause d’un gène, qui l’entreprise va-t-elle employer?
      Idem pour les assurances. Elles sont tenu légalement de ne pas en tenir compte, mais comment le verifier?
      (Il suffit de trouver une autre excuse pour refuser la demande).
      Voilà j’espère avoir répondu à ta question. Si ce n’est toujours pas clair n’hesite pas à me le faire savoir il peut m’arriver d’être brouillon dans mes explications:)

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  4. La présentation des acteurs est très bien faite, ce qui nous permet de voir les enjeux personnels pour ainsi mieux comprendre les positions et par conséquent la controverse. Ils sont aussi très variés. Le texte est très agréable à lire ! Effectivement quelques fois j’ai l’impression que l’on s’écarte trop du sujet mais sinon la thématique est très intéressante car elle relève beaucoup de points pour et contre et elle est tout à fait actuelle.

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